France Arménie, No. 478, Octobre 2020
Depuis deux ans, une équipe de chercheurs arméniens parcourt des communautés de la Diaspora pour y réaliser des enquêtes approfondies d’opinion publique. Cet automne, une équipe de chercheurs s’intéressera à la communauté francilienne. C’est pour mieux comprendre les motivations de cette initiative que nous avons interrogé le responsable du projet, Hratch Tchilingirian, sociologue, professeur à la chaire d’arménologie de l’Université d’Oxford.
Par Archag Ladiguérian
> France Arménie : Comment cette enquête d’opinion à vaste échelle sur la Diaspora arménienne a-t-elle été conduite ? Pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse du projet ?
Hratch Tchilingirian : L’Armenian Diaspora Survey (ADS) ou Sondage de la Diaspora arménienne est une initiative de la Fondation Calouste Gulbenkian, dirigée par un groupe
d’universitaires et de chercheurs sous les auspices de l’Institut arménien de Londres. L’idée a été discutée pour la première fois en mars 2017 à Londres lors d’une réunion organisée par Razmik Panossian, directeur du département des communautés arméniennes de la Fondation C. Gulbenkian. Nous étions un groupe d’environ 20 universitaires et experts, ayant étudié la Diaspora. Le besoin de l'étudier a toujours existé et beaucoup d’entre nous en avaient discuté de manière informelle dans nos cercles. Mais il fallait quelqu’un ou une institution pour la matérialiser. Nos discussions ont tourné autour de l’idée de savoir si une telle enquête était nécessaire et comment elle pourrait être menée. Ce groupe est devenu le noyau dur du comité consultatif académique de notre projet pilote. Suite à la planification initiale et au financement approuvés par la Fondation Gulbenkian, Susan Pattie a été nommée responsible du projet pilote en août 2017. L’Institut arménien de Londres en a été choisi comme siège administratif. Début 2019, j’ai été nommé pour diriger le projet de recherche complet de trois ans. L’enquête sur la Diaspora arménienne a commencé par une étude pilote en mai et juin 2018 sur quatre communautés : Boston, Le Caire, Marseille et Pasadena (Californie). Suite au succès de cette expérience au cours de laquelle nous avons beaucoup appris et incorporé dans les methodologies de recherche actuelles, l’enquête – la première faisant partie d’un projet d’étude de trois ans – a été lancée auprès de quatre autres communautés : Argentine, Liban, Canada (Montréal) et Roumanie. Le travail de terrain a eu lieu entre septembre et décembre 2019, où 3 000 Arméniens ont participé à l’étude. De manière générale, enquêter sur la Diaspora arménienne s’inscrit dans une tentative d’étudier les opinions des Arméniens qui vivent dans diverses communautés à travers le monde. Elle vise à explorer les « ingrédients » de l’arménité du 21e siècle. Que signifie être Arménien vivant dans la Diaspora aujourd’hui ? Comment l’identité arménienne est-elle perçue et définie ? Pourquoi est-il important de préserver la langue et la culture pendant des générations ? Et ainsi de suite. Il est important de noter que l’ADS est une enquête d’opinion publique ; ce n’est pas un sondage ou une étude ethnographique, qui nécessitent une approche et une méthodologie différentes.
> Obtenir une diaspora organisée est un défi tenant compte de la fragmentation du monde arménien et du caractère «anarchique » propre à toute communauté transnationale. Mais aussi le manque de structures pan arméniennes capables de s’adapter aux enjeux d’un monde globalisé. Quel est votre objectif principal et comment ce type de travail peut server l’intérêt général des communautés arméniennes et de leurs dirigeants ?
Il y a deux aspects dans votre question. Lors de l’enquête pilote de 2018, un répondant à Marseille a déclaré: “ En 67 années, c’est la première fois qu’on me demande mon point de vue, qu’on me demande ce que je souhaite. ” Cela capture en quelque sorte l’une des dimensions essentielles de l’ADS : demander, apprendre et répondre aux points de vue, opinions et souhaits des Arméniens répartis dans le monde entier. Les organisations ou institutions de la Diaspora interrogent rarement les membres de leurs communautés sur ce qu’ils pensent de certaines questions ou quel est leur point de vue sur une foule de sujets. Dans notre recherche, nous demandons aux répondants de partager leur avis et leurs points de vue sur l’identité et les questions d’appartenance connexes – en tant u’Arméniens et en tant que citoyens de différents pays. D’autres thèmes incluent la langue et la culture, l’Eglise et la religion, l’engagement communautaire et politique et les relations avec l’Arménie. Le deuxième aspect est que les résultats de l’étude fournissent des informations précieuses sur l’opinion publique en diaspora, donnant un aperçu important de ce qu'elle pense sur une multitude de questions. Cela fournit des connaissances factuelles au public en général et des données précieuses aux dirigeants communautaires, aux militants et aux décideurs en particulier – pour une meilleure compréhension et une meilleure analyse de leurs communautés et pour le développement de programmes et de projets.
> Vous êtes censés mener à bien votre prochaine enquête d’opinion à Paris et ses environs d’ici la fin de cette année. Quelles sont vos attentes et comment allez-vous procéder ?
Cette année, en effet, nous allons mener l’enquête à Paris et dans les zones à forte concentration arménienne, mais aussi auprès de quatre autres communautés : Bruxelles, Londres /Manchester, Michigan et Rostov-sur-le-Don. Le succès de la recherche dépend étroitement du sentiment que les responsables communautaires tout comme les membres des communautés « s’approprient le projet». L’année dernière, nous avons pu y parvenir grâce à des visites dans chaque communauté et à de nombreuses réunions préparatoires de travail dans chaque pays. Cependant, cette année, en raison de la pandémie de Covid-19, des restrictions de déplacements et de contacts physiques, nous l’organisons virtuellement et à distance, via des partenaires en France. Bien sûr, il y a des défis méthodologiques pour effectuer un travail de recherche avec ces restrictions et dans les circonstances actuelles, mais je crois que nous trouverons des solutions. Nous avons déjà un comité consultatif local pour la recherche à Paris, qui comprend des universitaires et des experts qui connaissent la communauté. A ce jour, les membres de ce comité sont Anahid Donabédian, Claire Mouradian, Boris Adjémian, Mélanie Keledjian, Anna Leyloyan, Vartoushka Samuelian, Jiraïr Tcholakian, Nazlı Temir Beyleryan et Tigrane Yégavian. Nous nommerons bientôt deux members du personnel qualifiés – un responsable de l’enquête et un chercheur qualitatif – qui effectueront les travaux sous la supervision de l’équipe centrale de l’ADS et avec le soutien du comité consultatif académique. La prochaine étape est de communiquer avec toutes les organisations arméniennes culturelles, religieuses, politiques et caritatives à Paris. Nous informerons les organisations du projet et leur demanderons d’encourager leurs membres à participer à l’enquête, et remplir le questionnaire. Nul doute que cette recherche sera extrêmement bénéfique aux organisations et institutions arméniennes à Paris, car elles apprendront beaucoup sur ce qu’est le ressenti de la communauté. Compte tenu des conditions et des défis présentés par la Covid-19, nous planifions notre travail en partant du principe que la recherche se fera en grande partie en ligne et avec un minimum de contacts physiques. Nous débuterons l’enquête à Paris et dans les quatre autres communautés à la mi-octobre.
> Il existe actuellement deux rapports disponibles en ligne. Qu’avez-vous appris des enquêtes que vous avez menées jusqu’à présent au sein des communautés de la Diaspora en ce qui concerne les tendances qui façonnent le monde arménien ? Est-ce que la langue et la foi constituent encore des marqueurs identitaires incontournables ?
Sur la base de l’enquête de l’année dernière réalisée en Argentine, au Canada (Montréal), au Liban et en Roumanie, je voudrais souligner les points suivants : Religion : bien qu’il existe un large éventail de perceptions sur la religion et des vues plus nuancées sur la spiritualité, le christianisme et l’Église arménienne sont considérés comme des aspects importants de l’arménité, même par ceux qui ne sont pas croyants. L’Église arménienne est considérée comme une institution nationale importante, même si les gens ne se rendent pas fréquemment aux offices. Langue : la langue et la culture arméniennes sont essentielles à la vie arménienne et communautaire et la demande d’éducation arménienne de haute qualité est élevée, du moins dans les communautés que nous avons étudiées. Fait intéressant, même ceux qui ne parlent pas l’arménien considèrent la langue comme une partie importante de l’identité arménienne. Arménie : la patrie n’est pas nécessairement l’Arménie, mais le pays où ils sont nés. Cependant, la République d’Arménie, en tant qu’État et pays indépendant, est un point de reference important pour la Diaspora.
> Sur la base des résultats, que pouvez-vous dire sur le role actuel des structures politiques et communautaires traditionnelles telles que les partis traditionnels ou l’UGAB…?
Près de 80% des personnes interrogées l’année dernière ont déclaré qu’elles n’étaient pas activement impliquées dans un parti ou mouvement politique arménien. Lorsqu’on leur a demandé de choisir parmi une liste de défis pour renforcer leur communauté, la principale preoccupation des répondants dans les quatre pays était le manque de leadership visionnaire (36%). Cela a été suivi par le manque d’événements qui intéressent les jeunes (34%). En effet, il semble y avoir un écart de leadership entre les organisations et les préoccupations individuelles de la communauté. Les répondants s’attendent à ce que les dirigeants communautaires et les institutions fournissent une orientation, ainsi que des programmes, en particulier des projets éducatifs et culturels.
Si l’un des principaux objectifs de votre projet vise à mieux comprendre la Diaspora arménienne. Il y a beaucoup de préoccupations au sein de la communauté arménienne locale. Beaucoup s’interrogent sur l’utilisation de leurs données. Comment pouvez-vous les rassurer ? N’y a-t-il pas un risqué que ces données soient exploitées par des tiers malveillants ?
Notre politique de confidentialité et de protection des données est publiée sur le site Web d’ADS (https://www.armeniandiasporasurvey.com/privacy-policy). Nous adhérons aux norms et aux exigences de confidentialité, comme ESOMAR, l’Association européenne pour les études d’opinion et de marketing. Toutes les réponses renseignées, en ligne et sur papier par les répondants, sont confidentielles et sont traitées et analysées par des chercheurs professionnels. Il n’est pas possible de connaître l’identité de la personne qui remplit le questionnaire. Toutes les données sont anonymisées. ■